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Deux retraites très différentes

Au sens économique et social, la retraite est l’époque, dans la vie d’un humain, où il se retire de la vie active (1) : un choix ou une obligation ?

Avoir le choix ou subir une sorte d’option imposée n’est pas la même chose. Cher Christoph, tu appartiens à la catégorie de personnes qui a le choix : oui j’arrête ou : non, je continue encore  ou encore un peu. Je sais, la tentation est grande de rester dans la routine de notre métier, par plaisir et par satisfaction ou juste pour ne pas lâcher ce pivot qui nous lie à la vie sociale.

 

Le départ à la retraite est tantôt considéré comme une victoire sociale, tantôt comme une transition ou une rupture dans la trajectoire de vie. Le départ en retraite est une période sensible pouvant entraîner des bouleversements positifs mais aussi négatifs. Certains hommes, mais aussi des femmes, perçoivent le départ à la retraite comme un passage délicat. Ils se demandent comment remplacer l’intérêt de leur vie passée, leurs collègues, leur sentiment d’utilité, leur raison de vivre. Ceux-là ont souvent eu un métier intéressant à leurs yeux et une bonne formation; ils sont en bonne santé ; ils craignent le désoeuvrement, le déclin. On peut aisément comprendre les hésitations qui peuvent  habiter celui qui regarde sur un passé riche et réussi. Et toi, Christophe tu fais partie de cette catégorie privilégiée.

 

C’est dans les années 70, qu’on a inventé l’expression « le troisième âge ». Les salariés en fin de carrière ont commencé à penser que leur avenir ne se jouait plus dans le monde du travail. Cette situation les a incités à prendre leurs distances avec leur activité professionnelle. Ils se sont projetés dans l’étape suivante de leur existence, celle d’une retraite, si possible à la carte. (2) La retraite comme arrêt de toute activité est devenue notion dépassée, pour une raison purement de nécessité, surtout pécuniaire pour les uns, pour les autres, ils y trouvent une liberté de choix accrue. Cette évolution va encore accroître les inégalités sociales entre les retraités.

 

Enlever à un homme ou une femme sa place de travail, même à l’âge de la retraite, peut signifier une rupture, ou une blessure qui va lui créer de la souffrance, surtout, si cette personne n’a pas pris assez tôt soin de préparer sa retraite. Ce passage, par contre, a l’avantage, qu’il est attendu, annoncé. (3) De plus, on peut se prémunir. Si on a soigné ses occupations de loisir pendant les années qui précèdent la retraite, en trouvant la liberté, l’épanouissement est presque garanti. Et la question du sens de la vie après la retraite peut se résoudre tout seul.

C’est tout autrement pour une maladie, elle surprend, elle bouscule. (4) Une maladie comme un cancer touche la personne sans annonce. Le diagnostic, puis les traitements sont pour beaucoup de patients équivalents à une retraite ou au moins, un éloignement de la vie professionnelle pour une longue durée, sans aucune assurance de pouvoir reprendre ses activités là où on a dû les arrêter.

 

Ainsi, le diagnostic, puis le traitement d’un cancer du sein signifient pour beaucoup de nos patientes une mise à l’écart de la société pour plusieurs raisons : (5)

- La personne touchée arrête ses occupations professionnelles. Même si la communauté médicale prends aujourd’hui cette rupture bien plus au sérieux qu’il y a 20 ou 30 ans, la situation n’a pas beaucoup changée pour la femme touchée par cette maladie, même, les traitements durent actuellement bien plus longtemps et ils sont souvent devenus encore plus éprouvants.

- Les effets indésirables du traitement médicamenteux, des rayons ou de l’hormonothérapie peuvent étouffer le désir.

- Sa relation physique et mentale prend un sérieux coup et peut même évoluer vers une rupture du couple

- Certains cancers du sein apparaissant avant la ménopause demandent des traitements souvent d’une très longue durée et chargés d’effets secondaires qui ne laissant que peu de répits.

- La relation avec ses propres enfants peut se compliquer si elle ne trouve pas le chemin.

- La fin forcée de l’activité professionnelle peut entraîner un isolement social, une perte de revenu et par là, l’exposer à la précarité.

 

En somme, une telle atteinte à la santé peut entraîner une vraie retraite de la vie antérieure. (6) Pour certaines femmes, ces changements peuvent prendre une issue favorable par un réel réveil de la personnalité. Elles vont complètement réorganiser leur vie. Ceci n’évite pas le passage par un découragement temporaire, des effets secondaires dus aux traitements et souvent des séquelles à long terme. On dit que la force résiliente est mieux développée chez la femme en comparaison avec l’homme ; elle s’en sort mieux. Les femmes ont d’avantage investi la sphère privée puisqu’elles se sont chargées des responsabilités familiales et domestiques et leur statut social demeure intact. Cette constatation est fréquemment évoquée dans la littérature.

 

Notre société qui vénère l’individualisme a dû trouver de nouvelles solutions pour venir en aide des personnes touchées. (7) Les proches ne sont pas nécessairement disponibles pour des raisons d’éloignement géographique et dans le voisinage souvent très cloisonné il est difficile de trouver du soutien. Ainsi, c’est l’Etat ou des associations qui ont repris cette fonction. Les dernières sont nombreuses et se basent généralement sur des anciennes malades.

Ces réseaux mettent en œuvre, en étroite collaboration avec les professionnels de la santé différentes actions permettant d’améliorer les soins et le parcours des patientes comme de leurs proches. De telles structures soulagent autant les patientes que leurs médecins et elles atténuent les effets négatifs de la fracture causée par la maladie.

 

Finalement, la retraite professionnelle, prévue ou forcée, paraît bien plus hasardeuse et incertaine (8) du fait que ces personnes ne cherchent pas nécessairement de l’aide et que les structures de soutien ne s’offrent pas spontanément. L’éventuelle souffrance n’est ainsi que difficilement partagée. Cet échec peut induire une profonde dépression et amener une personne retraitée à envisager à quitter cette vie qui peut lui paraître vide et ayant perdu son sens. Une telle issue n’est heureusement que très rarement observée chez les patientes traitées pour un cancer du sein.

 

Je ne veux pas terminer mes quelques réflexions autour du mot « retraite » avec cette notion pessimiste. D’entrée j’avais retenu que la retraite professionnelle a l’avantage d’être attendue, annoncée. Il faut se préparer bien avant la date du départ pour cette nouvelle partie de la vie. La maladie, par contre, nous surprend, elle nous bouscule, mais elle mobilise aussi des forces nouvelles et inattendues. Elle demande aux personnes touchées d’accepter cette irruption induite par un cortège d’effets pervers avant de pouvoir rebondir.

 

Je regrette de ne pas avoir le temps nécessaire pour approfondir mon thème. Je veux simplement conclure avec la constatation suivante : (9) si les deux retraites sont d’une nature très différente, elles sont toutes les deux partagées entre crainte et espoir.

 

Présentation pour le départ du Prof Christoph Rageth, sept 2018

 

 

 

La Retraite - une frontière ?

Un souvenir inoubliable de mon enfance est lié aux trajets en train entre St-Gall et Gossau pour rendre visite à ma grand-mère. C’était vers la fin des années quarante. Oh combien de fois, mon père a accepté de m’amener au dernier wagon. Sur la plateforme ouverte et plus tard par la vitre de la porte arrière, on regardait s’enfuir les rails sous nos pieds : un moment impressionnant, même affolant. Encore plus tard, j’ai savouré de voyager en queue du train. En se déplaçant d’une voiture à l’autre, il avait ce bruit étourdissant du roulement du train ! Et les odeurs changeaient, du compartiment fumeur de l’époque au wagon familial 2ème classe, en particulier à l’heure du pique-nique. Les différences entre les occupants restent gravées dans ma mémoire, comme les saisonniers avec leurs énormes valises, le grand nombre de militaires et en première classe, dans un silence pesant, tous ces hommes en cravate avec leurs mallettes en cuir.  En fin de compte, ce passage réservait toujours un étonnant portrait de notre société.

 

Ce souvenir m’incite à comparer notre vie à un voyage, de la naissance jusqu’à la mort, les riches en première classe, les autres, la majorité, en deuxième, certains voyagent même debout ; si dans une voiture, on chante, dans d’autres règne le « silence » imposée par les CFF. L’exception, le wagon-restaurant, tout le monde y accède. Il y a aussi un compartiment réservé aux handicapés et, même, pour les prisonniers. Les vieux voyagent à prix réduit, mais uniquement à certaines heures.

 

Aujourd’hui, notre société se cloisonne toujours plus. Il n’y a bientôt plus de communication, laissant la place à une incompréhension croissante entre les différentes couches de la population. Des frontières se dressent partout et les espaces de possibles rencontres se réduisent quotidiennement. Conséquence : les groupes les plus fragiles n’échappent pas à la stigmatisation. L’isolation des personnes âgées est devenue un autre grand défi, car l’exclusion économique, sociale et culturelle les menace ; en résumé une société comme une suite de wagons d’un train, mais sans garantie d’un libre passage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déjà depuis quelques années je fais partie des vieux. Nous sommes nombreux et de plus en plus vieux ! Une majorité de ma génération appartient aux nantis qui peuvent s’offrir pour leurs vieux jours presque tout, bien au-delà de leurs besoins. Pas étonnant qu’on est cible d’une publicité abondante, qui va d’offres de loisirs comme des gadgets pour augmenter notre confort, aux voyages en croisières jusqu’aux traitements anti-âge.

 

Nous habitons des grandes maisons situées loin des centres et possédons souvent 2 voitures. Nous n’acceptons plus d’entendre les voisins que l’on ne connaît même pas d’ailleurs, et encore moins de sentir leurs odeurs. Nos espaces privés sont devenues des forteresses, toutes munies de triples serrures, de centrales d’alarme, illuminées de partout. Malgré ce verrouillage, nous nous sentons de moins en moins en sécurité derrière nos portes fermées à clé. À la nuit tombante, on n’ose plus sortir de chez soi. Même le jour, on reste aux aguets. Seule une boîte à lettres et, deux fois par semaine, un sac-poubelle posé devant l’entrée témoignent finalement de notre présence !

Certains rêvent de retourner en ville, si possible en attique, sans se rendre compte qu’ils sont en train de recréer l’isolement qu’ils ont décidé de fuir. Enfin, l’endroit où l’on parlera une dernière fois de sécurité et de paix sera, pour un nombre toujours croissant de vieux de notre société, cette ultime demeure appelée EMS, où on les enferme pour ne pas les laisser mourir, pour ne plus les laisser partir : une des faces cachées du wagon des vieux !

Bien de citoyens refusent de voir que beaucoup de personnes âgées ont de la peine pour se payer une nourriture correcte et pour s’habiller convenablement et qui sont contraintes à s’adresser à l’assistance publique afin de pouvoir survivre dans le monde actuel. Lorsqu’une maladie les rattrape tout peut s’écrouler pour eux définitivement. D’autres acceptent de payer, pour se faire une bonne conscience, les belles cartes qui leur sont envoyées chaque année par des dizaines d’associations de bienfaisance, ou, plus valorisant, s’engagent comme bénévoles pour venir en aide à cette population défavorisée.

 

J’étais conscient que tout se compliquerait à l’heure de la retraite. Les ressources humaines (RH) nous en préviennent assez tôt. Il ne faut pas attendre le dernier jour quand on nous pousse dehors pour comprendre qu’on ne veut plus de nous. Grâce à mon jardin privé, j’ai eu l’occasion de pouvoir garder un pied dans mon ancien environnement, la Maternité de Genève. J’ai pu continuer à organiser des expositions d’art contemporain au Futur antérieur jusqu’à ce qu’on le rase, cinq ans plus tard, ce lieu vénérable, l’ancien site de stockage des sources radioactives transformé en lieu culturel.

 

J’avais bien des envies non encore assouvies. Après une ultime exposition de mes dessins académiques dans la galerie NOTA BENE en ville, je me suis tourné une nouvelle fois vers la photographie, toujours avec un œil de médecin. J’ai exploré les regards échangés de dix couples, travail qui a abouti 4 ans plus tard à la publication chez Labor et Fides du livre SURPRENDRE LE REGARD. Pendant ce temps, j’ai poursuivi l’écriture de contes inspirés par des arbres que j’avais photographié au Salève, contes qui sont réunis dans le livre LES ARBRES DU SALEVE RACONTENT LEURS HISTOIRES. Il invite à des promenades aux Petit et Grand Salève balisés par des arbres et mises en scène par des petites histoires.  Pour les deux livres, j’ai dû investir une partie de mes réserves de liquidités sans jamais pouvoir prétendre à un retour autre qu’une grande satisfaction personnelle et quelques remarques très positives, même de la presse. Du fait de ma situation de fonctionnaire retraité le public attendait que cette activité reste du pur bénévolat.

 

Idem pour la création en 2003 avec ma femme Béatrice de notre fondation, la Fondation Bea pour Jeunes Artistes, qui représente notre relais philanthropique. Elle prend de plus en plus de place dans notre vie et nous apporte un contact interactif et stimulant avec la nouvelle génération d’artistes et des institutions publiques et privées en Suisse romande. (www.fondationbea.com). Au début c’était un choix délibéré et conscient. Aujourd’hui on se pose avec Béatrice souvent la question, pourquoi aider des jeunes artistes ? Pour nous, il s’agit de les inciter à produire des efforts afin de progresser dans la maîtrise de leur métier par l’octroi de prix et de soutiens ponctuels, tout particulièrement au moment où ils quittent l’école avec leur diplôme en poche. Il nous paraît primordial qu’ils ne sombrent pas dans une passivité fatale manque de moyens.

 

En fin de compte, je suis gêné de pouvoir dresser une si longue liste de privilèges par rapport aux nécessiteux pour lesquels je viens de formuler plus haut quelques hâtives réflexions. Il faut admettre, aider les aînés ne comporte jamais cette exigence adressée aux jeunes, c’est-à-dire de faire un effort de leur part, car leur vie active est derrière eux et l’aide apporté est uniquement destiné à améliorer leur situation, sociale ou financière. En 2008, notre fondation avait initié un mandat donné à la HEAD-Genève pour produire un support visuel qui devait permettre une collecte d’argent pour les personnes dans le besoin. La démarche s’est terminée par une exposition très remarquée dans l’espace ExpoSIG, son titre était OPULENCE ET PRECARITE – APPRENONS À PARTAGER. À notre regret, le succès financier était très limité. Prenons ce résultat comme un signe d’accepter de s’acquitter des impôts, car l’Etat a un grand besoin d’argent pour venir en aide des personnes en détresse.

 

Finalement, vieux rime à quoi ? Voyager, améliorer son confort, se faire soigner, voir grandir les petits-enfants et se réjouir d’une passivité douce? Il est la tâche de chacun de préparer sa retraite avant l’échéance s’il ne veut pas, qu’elle devienne une vraie frontière, mais une belle ouverture. Pour ma part, j’ai choisi de garder une part de responsabilité face à la société et de rester actif pour  apporter ma contribution et mes expériences, et je l’espère, jusqu’au bout. À cette échéance, je compte pouvoir profiter de ma dernière liberté : quitter ce monde avant que mon bilan bascule trop dans le négatif. 

Il faut donner de la vie au temps, et ne pas donner du temps à la vie !

 

 

 

Plus l'âge avance, plus le fossé entre les classes sociales se réduit. La vieillesse est une forme de précarité à laquelle personne n'échappe.

Texte et photos: Gaspard Gigon       (pour "Oppulence et Précarité - HEAD 2008)

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